J’ai entendu : De la Jolie Musique – Mémoire Tropicale

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Seul au restaurant de l’hôtel 2 étoiles où je traîne ma carapace craquelée de commercial bon marché, je commande un plat du jour et une carafe d’eau. Autour de moi, aux tables voisines, s’assoient d’autres solitudes.


Chacun, dans sa petite bulle, met en place des stratégies d’évitement complexes. Surtout ne pas croiser le regard de l’autre, ne pas lui adresser la parole, ne sourire sous aucun prétexte. Se repasser mentalement toute la liste des bonnes raisons de faire la gueule : je vais passer trois jours loin de ma famille, à raconter des boniments à des gens que je ne connais pas et dont je n’ai que faire, pas moyen de tirer un coup dans ce bled paumé et, en plus, la bouffe est dégueulasse. 


Une seule envie : tout  plaquer, déchirer mon déguisement de commercial bon marché, rentrer chez moi sans me soucier des limites de vitesse. Passer les prochaines semaines sous la couette, à écouter De La Jolie Musique. Ne pas répondre aux appels de mon patron, ignorer les rappels à l’ordre et les courriers recommandés. Ne plus jamais me déguiser en pas moi. 

On pourrait rester longtemps, chacun dans son coin, à pianoter frénétiquement sur nos smartphones isolants. On pourrait continuer à s’ignorer, rester à un mètre de distance sans jamais se rencontrer. On pourrait aussi, d’une façon ou d’une autre, briser la glace. Establishing Bling Bling. Les glaçons font bling bling. Et écouter De La Jolie Musique.

Je remonte dans ma chambre et j’écoute Mémoire Tropicale. Encore et encore. Plaisir solitaire de plus en plus fort à chaque nouvelle écoute. Plaisir tellement intense que je ne pouvais plus le garder pour moi. Il fallait que je te dise, ami lecteur, que quelqu’un avait enfin réussi le disque en français que j’attendais depuis si longtemps.

Il paraît qu’Erwann Corré confectionnait, dans son coin, des merveilles que personne ou presque n’entendait. Il paraît qu’Erwann Corré est un grand solitaire. Ça tombe bien, ça ne s’entend pas. Bien sûr, quand on écoute sa musique, on imagine aisément les heures passées, dans la pénombre ou la lumière, à chercher l’accord parfait ou à replacer la moindre virgule, les nuits blanches à composer, décomposer, recomposer les fondations de ce qui allait devenir Mémoire Tropicale. Mais, rompant l’isolement, Corré a su s’entourer d’une petite armée de voix et de musiciens qui donnent corps à ses émotions et à ses ambitions. Au gré de ses envies, le soliste fait place à des orchestres pop à géométrie variable. Et le tout devient vite beaucoup plus que la somme des parties.

On imagine aussi la discothèque réelle ou fantasmée qui a nourri De La Jolie Musique. Il faut être mélonymphomane obsessionnel pour sortir un disque pareil. Avec ce qu’il faut de respect, mais sans fausse modestie, Corré papillonne entre les styles et les époques. Il picore ce qui l’intéresse, laisse de côté le reste. Mémoire Tropicale est le fruit d’une mémoire musicale d’éléphant. Ici et ailleurs, hier et maintenant, De La Jolie Musique offre un voyage inouï entre les genres musicaux. On y croise des échos gainsbouriens, des rythmes hip-hop, des réminiscences des Littles Rabbits et bien d’autres choses encore. Même la voix, pour les raisons de la cause, se fait caméléon. Mémoire Tropicale est un archipel aux mille rivages, aux mille visages. Que tout cela tienne ensemble sans nuire à la cohérence, ça tient un peu du miracle mais ça tient surtout à la production impeccable de Raphaël Ankierman. On n’avait pas entendu un disque de pop française aussi presque parfait du début à la fin depuis… Depuis quand, d’ailleurs ?

D’ailleurs, si tu ne trouves pas, ami lecteur, que l’enchaînement Métamorphose / Plein Soleil est l’un des plus beaux qu’il t’ait été donné d’entendre, alors tu peux prendre tes cliques et tes claques et aller voir ailleurs si j’y écris…

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