Ouvrez les guillemets. « Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte. » Fermez les guillemets. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Sigmund Freud. Loin de moi l’idée de vous infliger un cours de psychanalyse appliquée. Je n’en ai ni l’envie, ni les compétences. Mais bon, là, quand même, il est sympa, ce bon vieux Sigmund, avec sa définition du bonheur, mais si chacun réalisait ses rêves d’enfance, nous vivrions entourés de pompiers, de joueurs de football et d’hôtesses de l’air alors que nous manquerions cruellement de comptables, de charcutiers et d’éboueurs. J’en déduis que le bonheur du plus grand nombre n’est pas souhaitable et que la frustration serait plutôt la règle que l’exception. Ou que Sigmund s’est trompé. Moi, à 4 ans, au grand effroi de ma mère, je rêvais d’être boxeur professionnel. À 6 ans, j’ai eu ma période peintre. Mes géniteurs, tout sourire : « Peintre? Tu vas nous faire de beaux tableaux ». Moi : « Non, non, peintre…comme ceux qui travaillent dehors. » Une équipe de peintres en bâtiment s’activait depuis plusieurs jours sur notre façade et, archéologues de l’extrême, dénichait sur le toit mes trésors envolés. À 8 ans, coureur cycliste. Veto parental. Trop dangereux. Tu ne rouleras point, mon fils. End of the story! Aurais-je été plus heureux avec le nez en forme de fraise trop mûre, perché sur un toit, ou gravissant des cols alpestres à la vitesse d’une motocyclette débridée? Et, aujourd’hui, suis-je heureux d’exercer un métier dont personne ne rêve? Il me semble, cher Sigmund, que le vrai bonheur, c’est de ne jamais entrer dans l’âge adulte, de ne pas se fixer de limites, de continuer à voir la vie avec des yeux d’enfant, que tous les possibles restent ouverts, que notre liberté ne soit pas une marchandise négociable. Cette naïveté, cette innocence, enfantines, voilà ce qui se dégage de la musique de Connan Mockasin et ce qui rend Forever Dolphin Love tellement admirable.
Beaucoup de belles choses ont déjà été écrites au sujet de cet album. Les noiseux pourront toujours arguer que j’arrive après la bataille, qu’on en a déjà tout lu, tout vu, tout bu, que Forever Dolphin Love fut l’un des plus beaux disques de l’année 2011, qu’il trouvera bien vite sa place parmi les grands classiques entre Melody Nelson et The Madcap Laughs. On pourrait s’extasier à l’infini sur les mérites musicaux de la pop aquatico-psychédélique du prodige néo-zélandais, sur sa capacité à créer des chansons-univers sans équivalent, sur la fascinante étrangeté de l’objet, à des années-lumière de la soupe formatée qui nous est le plus souvent servie. On aurait mille fois raison mais ce serait manquer ce qui, à mon sens, fait toute la qualité de l’album, à savoir la personnalité extraordinaire de son auteur. Sorte de Pierrot lunaire tendrement décalé, Connan Mockasin déploie en chansons le monde fantasmagorique qui l’habite, un univers peuplé de créatures féériques, tantôt rassurant, tantôt inquiétant. Rêveries foutraques d’un enfant qui se serait arrêté de grandir, conversations surréalistes avec ses amis imaginaires, œuvre grandiose et poétique d’un garçon qui a su garder intacte sa capacité d’émerveillement, Forever Dolphin Love, c’est un peu tout ça à la fois et tellement plus encore. Avec Connan Mockasin, nul doute que notre bon vieux Sigmund du début de chronique aurait trouvé un sujet fort digne d’intérêt. On ne peut que se réjouir que la psyché tumultueuse du mage des antipodes ait trouvé une voie d’expression artistique, dans la musique bien sûr mais aussi dans la peinture. Nous avons ainsi la plus belle des portes d’entrée dans son univers fantasque, chaleureux et coloré. Et, depuis que j’écoute ce disque en boucle, je prie pour que la porte se referme définitivement derrière moi.