J’en discutais justement l’autre jour, à la sortie du travail, avec un collègue dont le fils a à peu de choses près le même âge que le mien. A peine trente ans et le sentiment d’être encore jeune et fringant mais, ainsi va le grand cycle de la vie, nous serons bientôt grisonnants, dépassés, ringards, inadaptés au progrès technologique de demain. Nous penserons, comme tous les vieux cons, que les jeunes sont des petits branleurs écervelés. Il m’arrive d’ailleurs déjà de le penser, c’est dire l’état de vieillissement avancé dans lequel je me trouve. Eux, bien sûr, se moqueront de nous et de ces objets désuets de notre enfance que nous tenterons vainement de réhabiliter à leurs yeux.
Je bondis de dix ans vers le futur. Je suis presque toujours aussi beau. Si si, je vous assure, faites un effort d’imagination. Naturellement, l’apparition de pattes d’oie confère à mon visage inaltérablement juvénile une plus grande solennité, les cheveux blancs aujourd’hui clairsemés ont majoritairement annexé mon cuir-chevelu, une pratique sportive plus assidue couplée à un régime strict ont eu raison de mon embonpoint. J’entreprends de présenter à mon fils, qui entame sa deuxième dizaine, un objet tout droit sorti de la malle aux souvenirs. Un miracle de la technologie du vingtième siècle…un walkman. Il me regarde avec l’air effaré d’un chef de mission extra-terrestre découvrant en l’an 2627, sur une planète bleue autrefois appelée Terre, un pin’s parlant Bernard Montiel.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc?
– Un walkman…Regarde, c’est génial, on peut écouter des cassettes en marchant dans la rue.
– Papa, c’est quoi une cassette?
Saisissant dans ma malle aux trésors une cassette audio poussiéreuse, je produis fièrement l’objet devant l’enfant, sûr de mon petit effet. Mais lui n’en a cure, il a déjà les yeux rivés sur sa tablette numérique de dernière génération. Il me jette un regard blasé.
– Papa, c’est nul ton truc.
Grandeur et décadence du walkman. Objet culte bientôt tombé dans l’oubli le plus total. Tout le contraire de la trajectoire de The Walkmen, groupe précieux trop longtemps resté dans l’oubli et qui, par la grâce d’un nouvel album magnifique, est en passe d’être enfin reconnu comme l’un des plus beaux fleurons de la scène indépendante actuelle. Ou presque, puisque les Nainsrauques, qui soi-disant font autorité, bien qu’ayant titré à la sortie de leur précédent disque, je cite, deux points, ouvre les guillemets: “The Walkmen, retour des classieux oubliés”, n’ont pas à ce jour jugé opportun de chroniquer ce qui restera sans doute, quand on fera les comptes, l’un des plus grands albums de l’année 2012. Ce disque beau comme un don du ciel et fort justement intitulé Heaven. Que de chemin parcouru par nos marcheurs infatigables. Alors qu’à leurs débuts, à l’orée des années 2000, ils partaient bille en tête tels les sprinteurs aux muscles saillants chers à Patrick Montel, pratiquant un rock nerveux et échevelé – ils ont même été un temps considérés comme de possibles concurrents des Strokes – Hamilton Leithauser et sa bande ont fini par trouver leur rythme de croisière distillant à intervalles réguliers des albums de très haute tenue comme l’inégalable You & Me (cf Les trésors cachés – Ep.3) sorti en 2008. Heaven est une nouvelle illustration de la progression exemplaire du quintette. Disque de trentenaires apaisés – on a même vu les membres du groupe prendre la pose en famille – Heaven se présente un peu comme la clôture d’un chapitre qui se situerait entre l’impétuosité adolescente et la pondération de l’âge adulte. Toute la beauté du disque réside dans l’art du dépouillement. The Walkmen se mettent à nu et atteignent un niveau de sincérité et d’honnêteté rare et salutaire. Sans fard et sans artifice, ils composent des chansons simples et prenantes habitées par la voix de crooner raffiné d’Hamilton Leithauser. Éloge de la lenteur, de la simplicité et de l’humilité. Des qualités qui font souvent défaut et qui sont ici toutes réunies. Heaven est un album qui prend son temps, qui séduit lentement mais sûrement, qui s’insinue en douceur dans les esprits au lieu de chercher à s’imposer de force. Un album élégant et mature qui ne séduira sans doute pas les amateurs de sensations fortes, que vos enfants trouveront peut-être aussi ringard que votre vieux baladeur à cassettes, mais qui deviendra vite le disque de chevet de ceux qui ont assez d’expérience pour apprécier les bonnes choses à leur juste valeur. Disque générationnel peut-être mais disque sublime, sans l’ombre d’un doute…