J’ai interviewé : Mikah Sykes

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Il y a un petit moment de cela, Mikah Sykes m’avait sauvé d’un jour de gueule de bois (cf Le groupe que les autres écouteront dans un an – Ep.54).  De sa musique transparaissait une virtuosité et une sensibilité rares, loin des modes et de la hype. Un véritable artiste qui poursuit son bonhomme de chemin, préférant l’authenticité à la notoriété. Au vu de cette interview, je crois que je pourrais aisément passer une soirée entière avec lui à parler de musique en sirotant une bonne bouteille de vin rouge. J’espère que nous serons amenés à nous recroiser un jour pour prolonger le plaisir de cette rencontre exceptionnelle…


Quels sont tes premiers souvenirs en lien avec la musique? Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de devenir musicien?
Mes premiers souvenirs musicaux viennent de ma mère et de mon père. Mon père était professeur de musique et ma mère est une très bonne musicienne. Il y avait toujours beaucoup de musique autour de moi quand j’étais enfant. On m’a forcé, très jeune, à prendre des leçons de piano. J’avais peut-être 4 ou 5 ans, j’étais au jardin d’enfants. J’ai eu une relation d’amour/haine avec ces leçons de piano. Je me souviens que mes parents jouaient du bluegrass ensemble. Mon père jouait le rôle du soliste à la guitare ou au violon et ma mère jouait la guitare rythmique et chantait les couplets. Mon père avait reçu une formation aux instruments à bois à l’université. Je me rappelle que j’allais le voir jouer de la clarinette et de la clarinette basse dans l’orchestre du coin. Les premiers enregistrements que je me souviens avoir écoutés, c’était du vieux Motown et Stéphane Grappelli et Django Reinhardt. C’est Django qui m’a donné envie de jouer de la guitare.

Tu as un jeu de guitare assez particulier. Dans quelle mesure as-tu été influencé par le jazz?
Le jazz est ma plus grande influence musicale. Je collectionne les disques de jazz et j’ai été DJ sur une radio de jazz pendant plusieurs années. J’étais dans un programme où j’étudiais le jazz quand j’ai quitté la fac et, à ce jour, c’est la musique que j’écoute en priorité.  Bien que je ne joue pas, à proprement parler, des structures jazz, j’ai adopté une approche musicale qui me vient de l’écoute du jazz. Ma technique tire ses racines du jazz américain des débuts, du blues et du ragtime. Les structures et la technique que j’utilise viennent des musiciens de country blues de la fin des années 20 et des années 30. J’ai passé des années à étudier les techniques de Mississippi John Hurt, Blind Blake, Charley Patton, Skip James, Robert Johnson, Blind Lemon Jefferson, William Moore, Elizabeth Cotten, Reverend Gary Davis et Big Bill Broonzy. J’ai aussi passé beaucoup de temps à apprendre la musique du compositeur brésilien Heitor Villa-Lobos. Je pense qu’il est assez évident, dans mon style, que j’ai beaucoup pioché chez ces maîtres. Je crois que le blues américain des origines, le delta et les traditions country du Mississippi, avec le flamenco traditionnel, sont les styles qui utilisent la guitare acoustique au maximum de son potentiel. Je ne vois pas d’autre façon de jouer de la guitare qui fasse un aussi bon usage des capacités de l’instrument. Je fais de mon mieux pour emprunter ce que j’apprécie dans ces formes musicales et les faire miennes. Aussi, dans ces deux styles, il y a une grande part d’improvisation, et l’improvisation est à la source de la musique jazz. J’improvise toujours quand je joue de la musique.
Outre ta carrière de musicien, tu es aussi designer de jardins. Considères-tu que ce sont deux faces d’une même obsession pour la beauté?
Il est certain qu’il y a une connexion entre les deux. Je crois pouvoir dire que j’aimerais que ma musique copie mes jardins d’une certaine façon, ou vice-versa. Il y a, dans la nature, une qualité que je veux saisir musicalement, un son qui ait un caractère similaire au sens chaotique de l’organisation qu’on voit dans la nature. Je pense que les jardins les plus jolis ont une complexité sans effort, une fantaisie romantique, quelque chose de doux, ils ont l’air à la fois accidentels et délibérés. Je pense que la musique bien jouée a les mêmes qualités. Pour être complétement honnête, la raison pour laquelle mon activité de musicien et celle de designer de jardins se ressemblent, c’est que je n’aime pas travailler avec d’autres personnes et je déteste l’autorité. C’est aussi ce qui explique pourquoi j’ai fini par jouer en solo et travailler à mon compte. Il n’y avait pas vraiment d’autre option pour moi. Quand j’avais une vingtaine d’années, je faisais partie d’un groupe qui s’appelait Little Two avec mes amis Emily Kokal et Willis Ransom. Emily fait actuellement partie d’un groupe qui s’appelle Warpaint, ils sont incroyables, et Willis et moi, nous recommençons à travailler ensemble. Il est brillant. De toute façon, ce sont les deux seules personnes avec lesquelles j’ai jamais été capables de collaborer de manière consistante et avec qui je prenne plaisir à le faire. Je ne referai probablement jamais partie d’un groupe à moins que ce ne soit avec l’un des deux ou avec eux deux. Ça n’aurait pas de sens parce que personne ne parle le même langage que nous, personne que j’ai rencontré, en tout cas.

D’où t’est venue l’inspiration pour Love, Consequences & Serenity?
Le titre en lui-même est tiré d’un album de John Coltrane qui s’appelle Meditations. Sur la face B du LP, il y a tois chansons : Love, Consequences et Serenity. Bien qu’il existe de multiples enregistrements de ces chansons sur différents albums et avec différents ensembles. Sur ce LP en question, ces trois chansons sont jouées comme un medley et dans cet ordre particulier. J’ai toujours aimé la façon dont les titres de ces chansons en eux-mêmes sonnaient dans cet ordre-là, parce qu’il me semblait que ces trois mots résumaient bien ma vie durant la période où j’ai écrit et enregistré cette musique. Toutes ces chansons ont été écrites pendant une période très intense de ma vie où je recherchais l’illumination, où je souffrais une maladie chronique, où je luttais contre ma toxicomanie et où je me métamorphosais. A l’origine, certaines de ces chansons devaient figurer sur un album intitulé Bad Feelings. Mais je dirais que ces chansons ont été écrites et enregistrées durant la période Consequences.

Tu m’as dit que tu ressentais un manque de compréhension de ce que tu fais musicalement. Quelle en est, selon toi, la cause et est-ce que c’est quelque chose dont tu souffres?

Je n’ai pas l’impression que les gens apprécient ma musique. J’ai le sentiment que la plupart des gens ont envie d’entendre des trucs sans risque et qui ressemblent à  ce à quoi ils sont déjà familiers. J’ai beaucoup de difficultés à réserver des shows et à garder l’attention des gens lorsque je joue. Peut-être que c’est parce que je suis un mauvais musicien et un artiste ennuyeux, mais je ne crois pas. Je pense que c’est parce que je n’entre pas facilement dans les cases. Je ne sonne comme aucun musicien qu’ils écoutent déjà. Et aussi, la plupart des gens ne sont pas réceptifs à l’improvisation libre, que j’ai tendance à incorporer dans mes spectacles. Mais, je n’irai pas jusqu’à dire que j’en souffre, c’est simplement que je ne trouve pas ça très motivant.

Tu as déclaré que toute la nouvelle musique était ennuyeuse et surcotée. Que recherches-tu personnellement dans la musique et qu’est-ce que tu écoutes en ce moment?
Je pense que presque 100% de la musique que j’entends se hisser au-dessus de la surface et atteindre un certain niveau de popularité est ennuyeuse. On travaille toujours avec les mêmes structures usées que dans les 60 dernières années. J’aime bien certains trucs qu’Animal Collective et ses membres ont sortis et je pense que Joanna Newsom est un génie. Aphex Twin était plutôt novateur en son temps. A part ceux-là et quelques autres, j’écoute du jazz et un peu de classique. Le monde du jazz produit encore de la musique de qualité mais c’est généralement occulté par les a-priori que les gens ont sur cette musique. En 1965, John Coltrane a enregistré une chanson de 45 minutes qui s’appelait Ascension. Ça ne ressemble à rien qui ait été enregistré avant ou après. Je pense que cet album a posé les fondations de ce vers quoi la musique du 20ème siècle aurait dû évoluer. Mais ce disque continue à être négligé, considéré comme de la musique venant d’une période où Coltrane devenait fou. Mozart, Beethoven et Rachmaninov ont écrit de la musique il y a des siècles et on n’a pas encore réussi à approcher le niveau de leur génie. Le jazz est quelque chose de futuriste. Une forme de communication hautement avancée qui va au-delà  de la musique. La musique de Sun Ra, Albert Ayler, John Coltrane et, en particulier, celle de Reverend Frank Wright était évoluée au-delà ce que je suis capable d’exprimer avec des mots et ils enregistraient leurs œuvres les plus importantes dans les années 60. Je pense qu’Alice Coltrane, la femme de John, me parle plus qu’aucun musicien ne l’a jamais fait. Elle inclut tout ce que je cherche dans la musique. Thelonious Monk nous a enseigné l’usage créatif des intervalles, c’est quelqu’un dont tout musicien devrait apprendre. J’ai vu Ornette Coleman jouer il y a quelques années et sa performance m’a ému jusqu’aux larmes littéralement. J’aime tout ce qu’Ornette a fait. Dans les années 70 Anthony Braxton a sorti une série d’albums sur le label Arista. Ces albums étaiant des années-lumière en avance sur ce que j’entends aujourd’hui. J’apprécie aussi beaucoup certains compositeurs classiques modernes comme Steve Reich, Phillip Glass et John Adams. Pour ce qui est du rock, ça s’est arrêté pour moi plus ou moins avec les années 60. The Grateful Dead étaient largement en avance sur leur temps et ils ont adopté les mêmes concepts que ceux des maîtres du jazz. Jimi Hendrix aussi. La musique que j’entends aujourd’hui manque de voix originales, de virtuosité et de pureté, y compris ma musique. La musique est en train de régresser et j’ai l’impression que nous devrions reprendre là où les maîtres se sont arrêtés. Et je ne veux pas dire au niveau sonore mais spirituellement. J’ai l’impression que c’est une mission difficile quand on considère que l’être humain a construit l’environnement dans lequel la plupart d’entre nous vivons.

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