J’ai interviewé : Pale Eyes

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On était tombé sur eux un peu par hasard et on avait été totalement subjugué par leur musique puissante et éloquente. Pale Eyes (cf Le groupe que les autres écouteront dans un an – Ep.80) est assurément un groupe qui a des choses à dire et qui le fait avec conviction et avec une esthétique musicale et visuelle cohérente et porteuse de sens. Pour moi, c’est le son alternatif, dans tous les sens du terme, des années 2010. Interveiw exclusive avec Ben McCarthy, l’un des initiateurs de ce projet…

Tu as sorti il y a quelques années un album sous l’appellation de Archivist et tu es maintenant de retour avec Pale Eyes. Qu’est-ce qui t’a décidé à lancer ce nouveau projet? Il me semble que tu poursuis des thématiques similaires mais que tu les pousses à un niveau plus radical aussi bien au niveau musical qu’au niveau des paroles…

J’ai décidé de faire de cette nouvelle aventure un projet à part entière pour plusieurs raisons. D’abord, au niveau du son, ce projet est le travail d’un producteur et pas celui d’un multi-instrumentiste de seconde zone. Sans tous les musiciens talentueux qui ont participé aux enregistrements d’Archivist, ça aurait été un album encore bien pire. Ce projet tourne autour de la texture et de la démarche alors qu’avec Archivist , l’idée était plutôt de pondre un album aussi vite que possible. Et deuxièmement, je voulais un nouveau départ.
Je pense que les thèmes sont similaires, en effet, mais je crois que, quelque part dans mon cheminement, je me suis rendu compte que je n’étais pas un poète et donc j’ai changé ma priorité. Il y a cette phrase tirée d’un petit livre d’un auteur russe, qui se veut une critique adressée aux réalistes français et qui dit : “ils voyaient de la poésie dans le fait qu’ils ne mentaient pas”. Ces enregistrements essaient de mentir moins. C’est bien si c’est perçu comme plus radical.

Il émane de vos chansons un sentiment de malaise, une dichotomie entre le monde tel qu’il est et vos propres attentes. Votre biographie parle de weltschmertz et d’anomie. Est-ce que votre musique est une façon de combattre ces sentiments?
Je ne pense pas que la musique me permette de résoudre quoi que ce soit. C’est une activité qui me permet de me sentir productif. Ça me distrait joyeusement, comme la boisson. On est simplement malheureux. Les chansons permettent peut-être d’expliquer pourquoi mais elles ne changent rien à ce fait inexorable. C’est comme quand tu te trouves dans une discussion avec plusieurs autres personnes et que, tout à coup, il t’apparaît que tu dois être fou. Tu es là à discuter avec cinq autres personnes qui pensent toutes que tu as tort. En réalité, c’est sûrement le cas mais, malgré tout, tu t’imagines que tu défends une sorte d’idéal. L’homme raisonnable dit : “je suis fou”. Mais, si on est raisonnable, il faut insister. Mes chansons sont très littérales. C’est un travail sans conclusion. C’est comme nettoyer les toilettes.

Quels sont les groupes ou les artistes qui t’inspirent?

Il y a beaucoup de musique qui m’inspire. J’aime bien Schubert et j’aime bien Richard D. James. J’aime bien les guitares de Jack White et les beats et les textures de Flying Lotus. J’aime bien la grandiloquence de Spencer Krug et le minimalisme d’Austra. Les samples de Jamie XX et l’attention à la métrique de Leonard Cohen. J’aime bien la profondeur d’Antony Hegarty et la surface de Justice. La mélancolie de Leadbelly et l’euphorie de Kate Bush. Quel est ton orgasme préféré? Le dernier que tu as eu. Celui que tu imagines quand tu te touches.
Vous parlez de pollution, de capitalisme. Vous considérez-vous comme un groupe politique?
Je pense que tous les groupes sont politiques. Ce qui nous intéresse, Lisa et moi, c’est le sexe et l’environnement, les machinations déshumanisantes du capitalisme et du patriarcat. Donc, ça ressort dans notre musique. Je veux dire, ce sont des trucs d’étudiants mais on n’a jamais passé le cap. Adam Phillips dit que le capitalisme est pour les enfants, c’est pour ceux qui veulent tout tout de suite, qui croient que le désir est naturel, honnête et essentiellement vrai. Les politiques de toutes sortes sont pour les post-adolescents. Nous pensons que ce que nous croyons est juste mais la possibilité de le mettre en oeuvre de manière sensée et cohérente frise le ridicule.

Dans quelle mesure la musique peut-elle être un moyen de lutter contre le capitalisme et ses excès?

Je ne suis pas sûr que la musique puisse sortir du capital. Slavoj Zinek a cette idée intéressante selon laquelle, quand on va au supermarché et qu’on achète du bio en s’imaginant qu’on affirme quelque chose, cette action fonctionne plus comme une vanne de décharge, pour soulager la pression aurait pu nous amener vers un véritable changement. Au lieu de mettre en oeuvre un changement politique significatif, tu votes avec ton dollar et tu te conduis comme si c’était en quelque sorte révolutionnaire, alors qu’en réalité ça ne l’est pas: c’est juste cohérent avec les pratiques du capitalisme.
D’un autre côté, Lisa et moi prenons au sérieux l’avantage que nous avons de posséder des moyens de représentation. Nous avons nos logiciels piratés, nos éducations universitaires (que nous paierons jusqu’à nos 50 ans) et, avec ça, nous pouvons raconter des histoires qui cherchent (peut-être sans succès) qui cherchent à saper certains discours dominants. Nous avons nos horribles petites vérités et parce que nous en avons les moyens, nous allons les diffuser. Le marché de la musique est dilué. C’est d’autant plus facile d’être idéaliste.

Quelle est l’histoire derrière ce nom Pale Eyes?

Je ne me rappelle pas vraiment comment on s’est décidés pour Pale Eyes. Ça sonne bien. Il y a cette figure de style où les indigènes nord-américains qualifient les colonisateurs européens de “visages pâles” qui est entrée en ligne de compte. Il y a aussi une expression en anglais quand on parle de quelqu’un ou quelque chose “beyond the pale”. J’ai mal interprété cette expression. J’ai cru que ça voulait dire qu’une personne était tellement anémique, tellement étiolée en raison de sa santé qu’elle se trouvait rejetée, un malade abandonné. Je pense que cette fausse étymologie y est pour quelque chose. Je pense que ça a aussi à voir avec des yeux qui voient de biaisée. Décolorée. Effacée.

J’aime bien les visuels qui accompagnent votre musique. Est-ce que vous les faites vous-mêmes? Que signifie ces images avec les yeux bandés?

Nous sommes très soucieux de notre esthétique. C’est une voie dans laquelle nous jouons le jeu de la marque. J’ai une page Tumblr où j’ai commencé à archiver des images dont j’ai le sentiment qu’elles sont en adéquation avec notre philosophie  (http://paleeyesmusic.tumblr.com/ ). Il y en  a certaines que j’ai produites moi-même. Certaines qui viennent de nos amis. Certaines auxquelles je m’accroche depuis des années. Certaines sont des documents d’archive. Certaines ne nous appartiennent ni plus ni moins que les samples dans nos chansons. La photo que tu as utilisée dans ton blog a été prise par une amie photographe (Lisa Myers). Je connaissais cet autre gars dont j’aimais vraiment les photos (Brett Creighton) et je lui ai envoyé la photo et je lui ai demandé de la trafiquer, ce qu’il a fait merveilleusement. Brett et moi prévoyons de travailler   encore ensemble sur d’autres visuels.
La cécité volontaire est un thème récurrent dans notre musique (ça apparaissait beaucoup sur l’album d’Archivist). Il faut être aveugle pour prendre plaisir à être un occidental d’une certaine classe sociale, il faut être aveugle pour appartenir à une famille, il faut être aveugle pour conclure un partenariat monogame quel qu’en soit la durée, il faut être aveugle pour ne pas souhaiter sa propre mort. Les bandeaux sont une référence à cette cécité volontaire.

Quelles sont les prochaines étapes pour vous? Prévoyez-vous de sortir un EP prochainement?
On prévoit un album pour la fin de l’automne ou le début de l’hiver, et nous serions très heureux d’entendre ton opinion si tu veux bien la faire partager.

Enfin, dernière question. Je suis toujours en quête de nouvelle musique. Y a-t-il un groupe que vous me recommanderiez particulièrement?
Il y a un musicien auquel je m’intéresse beaucoup en ce moment, c’est Eric Woodhead. Son projet s’appelle Doldrums. Je n’arrive pas à distinguer ses paroles et, fréquemment, les paroles sont de la plus haute importance pour moi, mais j’adore ce qu’il fait avec les samples et il représente pour moi quelqu’un qui fait un travail bien plus créatif que ce que nous faisons. Parfois, ça devient un peu solipsiste mais quand ça tape, ça tape.

Et en VO :

You released an album a few years ago under the moniker Archivist and now are back with Pale Eyes. What made you want to start this new project? It sounds to me that you kind of pursue similar thematics than with Archivist but take them musically and lyrically to a more radical level. Do you agree with that?
I decided to establish our most recent venture as a new project for a couple of reasons:
i) Sonically, this project is the product of a producer and not a hack multi-instrumentalist. If not for all the talented musicians who guested on the archivist recordings it might have been a far worse album. This project is about texture and process, where Archivist seemed more to be about firing out an album as quickly as one could.
ii) I wanted to start again.
I think the themes are similar, yes, but i think somewhere along the line i realized i was not a poet and so i shifted my emphasis. There is this great line from a little book by a Russian writer. It is meant to be a criticism of French realists; it runs: “They saw poetry in the fact that they did not lie.” These recordings try to lie less. It’s good if this reads as more radical. 

There is a feeling of unease in your songs, a dichotomy between the world as it is and your own expectations. Your description talks about weltschmertz and anomie. Do you consider your music as a way to deal with these feelings?
I don’t think my music enables me to work through anything. It is busy work that enables me to think of myself as productive. It happily distracts me– like drinking. One is simply unhappy; the songs perhaps venture why, but they can’t speak to the inexorable fact. It’s like when you find yourself in an argument with several other people and suddenly it occurs to you that you must be crazy. Here you are arguing with five other people who all think you’re wrong; in a real sense you must be; yet you imagine yourself to be holding forth about some ideal. The reasonable man says: “I am crazy”. But, being reasonable, one must insist. My songs are very literal. It’s work without conclusion. Like cleaning toilets.

What bands or artists are you inspired by?
I am inspired by a lot music. I like Schubert and i like Richard D. James. I like the guitars of Jack White and the beats and textures of Flying Lotus. I like Spencer Krug’s bombast and Austra’s minimalism. Jamie XX’s samples and Leonard Cohen’s attention to metre. I like Anthony Hagarty’s depth and Justice’s surface. Leadbelly’s melancholy and Kate Bush’s euphoria. What’s your favorite orgasm? The one you had last. The one you’re dreaming up as you handle your own genitals.

You talk about pollution, capitalism. Do you consider yourself as a political band?
I think all bands are political. Lisa and I are interested in sex and the environment, the dehumanizing machinations of capitalism and patriarchy. So this comes out in our music. I mean, it’s the stuff of one’s undergrad, but we never got over it. Adam Phillips says capitalism is for children; it’s for those who want everything now, who believe that desire is natural and honest and essentially true. Well, politics of our sort are for post-adolescents. We think what we believe is right, but the possibility of meaningfully and consistently enacting those values verges on the ridiculous.

To what extent can music be a way to fight again capitalism and its excesses?
I am not sure that music can get outside of capital. Slavoj Zizek has this interesting idea that when one goes to the supermarket and buys organic and imagines herself to be making some kind of statement that this action functions more as a sort of release valve, alleviating the pressure that might have powered us into actual change. Instead of enacting meaningful political change, you vote with your dollar and you behave as if this is somehow revolutionary, when in fact it isn’t: it’s consistent with the practices of capitalism. 
On the other hand, Lisa and I take seriously the advantage we have in possessing the means of representation: we have our pirated softwares, we have our university educations (which we’ll be paying for into our fifties) and with these we can tell stories that seek (perhaps failingly) to undercut certain dominant narratives. We have our tawdry little truths and because we have the means we’re going to broadcast them. The music market’s dilute. It makes it easier to be idealistic.

What’s the story behind the name Pale Eyes?
I am not sure quite how we settled on pale eyes. It sounds nice. There is the trope where indigenous North Americans refer to european colonizers as ‘pale face’ which i think enters into it. There is an expression in english where one speaks of someone or something being ‘beyond the pale.’ I misunderstood this expression. I took it to mean that a person was so anemic, so unhealthily etiolated as to be rejected: a sickly derelict. I think this false etymology is in there. I think also it has to do with eyes that see in a biased way. A bleached way. A faded way.

I also like the artwork going with your music. Do you do it yourself? What’s the meaning of those pictures with the bandaged eyes?
We’re very conscious of our aesthetic. This is a way in which we play into the branding game. I have a tumblr page where i have begun to archive images that i feel are in keeping with our aesthetic (http://paleeyesmusic.tumblr.com/ ). Some of them i have produced. Some our friends have. Some are things i’ve hung on to for years. Some are archival documents. Some are no more or less ours than the samples in our songs. The picture you used in your blog was taken by a photographer friend of ours (Lisa Myers). I knew this other fellow whose photography i really adored (Brett Creighton), and i sent him the photo and i asked him to fuck it up, which he did, marvelously. Brett and I are planning more visual work together. 
Willful blindness is a recurring theme in our music (it showed up a lot on the archivist album); it takes blindness to take pleasure in being a Westerner of a certain class, it takes blindness to belong to a family, it takes blindness to belong to a monogamous partnership for any sort of duration, it takes blindness to not wish death on yourself. The blindfolds are a reference to this willful blindness.

What are the nexts steps for you? Are you planning to release an EP soon?
We are planning a full length self-released album for late fall / early winter, and we’d be very pleased to hear your opinion on it if you’d care to share it. 

And last question, I’m always looking for new music. Do you have a fellow-band you’d recommend me to listen to and why?
A musician i am very interested in at the moment is Eric Woodhead. His project is called Doldrums. I can’t make out his lyrics, and frequently lyrics are of the upmost importance for me, but i love what he’s doing with samples, and he represents to me someone who is doing work more creative than what we’re up to. Sometimes it gets a bit solipsistic, but when it hits it hits.

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