Le groupe que les autres écouteront dans un an – Ep.114 : Lautrec

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Parfois, un ami lecteur inquiet, une amie lectrice inquiète pour ma santé mentale ou physique, ou pour ma vie privée, ou simplement pris(e) de curiosité, me demande pourquoi je fais tout ça. Ouvrez les guillemets. C’est bien ce que tu fais, mais ça doit te prendre un temps fou. Tu pourrais – je ne sais pas, moi – faire du sport – ça ne te ferait pas de mal ! – , cultiver ton jardin ou baiser ta femme, au lieu de raconter ta  vie à longueur de chroniques. Fermez les guillemets. Merci pour ma femme, elle appréciera de savoir que tu penses à elle en me lisant. Sois rassuré(e), je l’honore régulièrement et avec vigueur. Je ne m’étalerai pas davantage sur le sujet. Ce n’est pas le lieu pour exposer ma virilité. Si je dois me mettre à poil devant toi, ami lecteur, amie lectrice, j’aime autant que ce soit avec des mots. Quant à faire du sport, si tu réfléchis bien, la tenue d’un blog, c’est un peu une course de fond. Pourfendre les fâcheux de mon verbe acéré, nager à contre-courant de la hype imbécile, pédaler contre le vent, naviguer entre les genres, lancer les disques pour qu’ils aillent le plus loin possible ou pour qu’ils touchent leur cible, c’est du pentathlon… au moins ! Mon jardin, c’est en musique que je le cultive. Je creuse, je bêche, je bine, j’enterre des cadavres, je déterre des trésors, je scrute l’éclosion des fleurs les plus belles, avec envie, avec plaisir, avec amour. Alors oui, il y a tant d’autres choses à faire pour occuper son temps, mais si j’ai choisi celle-là, c’est par envie, par amour, c’est pour me rapprocher de toi, pour te hurler aux oreilles ou te chuchoter des secrets, pour que tu m’entendes, pour que tu me prêtes une écoute attentive ou distraite. “Au fond, j’écris pour combler la distance entre les autres et moi.”, lance le rappeur Lautrec sur le morceau La Scène. On ne saurait mieux résumer.

Je suis longtemps resté éloigné du hip-hop parce qu’il ne me parlait pas. J’entendais ces flots de mots mais ils me semblaient lointains, comme s’ils étaient adressés à d’autres. Et puis, récemment, certains rappeurs ont réussi à combler la distance qui me séparait d’eux. Lautrec est l’un de ceux-là. Pourquoi ? Parce que son rap ne se prélasse pas dans la mollesse intellectuelle. Parce qu’il est exigeant, généreux, parce qu’il préfère les beaux mots aux gros mots et la finesse à la facilité. Et aussi parce qu’il a ce flow et cette voix, reconnaissables entre mille, mi-désabusés, mi-amusés. Il a débarqué, l’an dernier, avec un album qui tire son nom d’une citation d’Henri de Toulouse-Lautrec : “la cruauté tranquille du quotidien suffit”. Avec le peintre, le  MC partage des facultés d’observation remarquables et cette capacité étonnante à croquer son prochain avec justesse et sans moralisme. Chez Lautrec, on trouve des rêves, des envies, des espoirs, on trouve de la vie sous toutes ses coutures et on trouve aussi le goût des autres. Et comme, quand on parle des autres, c’est aussi souvent soi-même qu’on raconte, Lautrec n’hésite pas à se mettre en scène avec auto-dérision comme sur le titre Tout est possible. Avec précision et élégance, et avec l’air de celui qui n’en a rien à cirer mais quand même, il croise son sillon dans le rap français à la force des mots. Textes percutants et poétiques, flow éloquent, Lautrec suit son chemin avec indépendance et obstination. Si ses mots claquent et sonnent juste, c’est aussi parce qu’ils s’appuient sur les productions excellentes du beatmaker Guts, ancien membre d’Alliance Ethnik. C’est un univers riche en poésie et en musicalité qui vient combler la distance entre Lautrec et moi. Pour mon plus grand bonheur et, peut-être, aussi le tien, ami lecteur…

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