Mes vinyles qui craquent – Ep.7 : Rodriguez – Cold Fact

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Il y a un paquet de trucs qui se perdent. Des clés qu’on oublie distraitement dans une poche de pantalon aux illusions qu’on croyait éternelles et qu’on sème sur les chemins tortueux de la vie, de la mémoire qui s’en va mourir à petit feu dans le brasier de l’oubli aux êtres chers que l’on n’a pas su retenir, ce sont autant de pièces de notre puzzle personnel qui finiront par disparaître. Certains, parmi les plus brillants, perdent même la tête et la raison, pour un oui ou pour un non, pour l’amour d’une blonde, pour les yeux d’une brune. D’autres perdent leur temps à se demander pourquoi, comment. D’autres encore perdent patience en scrutant l’horizon à perte de vue. Mais qu’on puisse perdre un chanteur, là, j’avoue que ça me dépasse totalement. Même moi qui perds rarement mon sang-froid, j’y perds mon latin. Il n’y a que la musique pour nous offrir des histoires comme celle de Sixto Rodriguez. Fils d’immigrés mexicains, initié à la musique par son père, Rodriguez sort, au début des années 70, deux albums fabuleux : Cold Fact et Coming From Reality, qui, en dépit de leurs qualités évidentes, ne rencontrent pas le succès escompté. Persuadé qu’il lui faut trouver ailleurs que dans la musique les moyens de subvenir aux besoins de sa famille, il retourne travailler sur les chantiers du Michigan. Il reprend ensuite des études et se présentera plusieurs fois, sans succès, à des élections locales à Detroit. Sixto Rodriguez est certainement l’un des plus magnifiques losers de l’histoire de la musique. Alors qu’il a complétement disparu des radars, il fait l’objet d’un véritable culte en Australie, et surtout en Afrique du Sud, où ses chansons deviennent des hymnes contre l’Apartheid. Un fan sud-africain, avec l’aide d’un réalisateur suédois, se lance à la recherche du chanteur perdu. Il en résultera le documentaire Sugar Man, actuellement à l’écran en France.
Je n’ai pas encore vu le film mais j’ai écouté en long, en large et en travers l’album Cold Fact. Rendons justice à Sixto Rodriguez : ce disque pourrait aisément figurer dans les anthologies du rock ou dans les discothèques idéales entre Bob Dylan, Love et le Velvet Underground. Rodriguez est un merveilleux poète de l’asphalte, il est la voix de ceux que l’on entend jamais. Il parle de putes, de dealers, de tous les écorchés de la vie, de ces minorités réduites au silence. Peut-être était-il trop en avance sur son temps pour être compris. Peut-être n’a-t-il pas eu de bol. Peut-être était-il seulement trop inconventionnel pour se tailler la part du lion. En tout cas, pour sa maison de disques de l’époque, ça a dû être un sacré casse-tête de gérer ce marginal qui trainait la plupart du temps dans des bars glauques ou jouait dos au public pour que les spectateurs se concentrent uniquement sur sa musique. Sacré loustic mais le jeu en valait la chandelle. Le label Sussex ne s’y était pas trompé, qui lui a permis d’enregistrer ses deux albums, en lui adjoignant des musiciens brillants, proches de la Motown. Cold Fact est un authentique trésor. Rodriguez y capture l’atmosphère cosmopolite de Detroit et de ses bas-fonds. Le morceau introductif, Sugar Man, cri du coeur d’un drogué à son dealer, donne le ton. Brumeux, désenchanté, Cold Fact est un disque qui vient de la rue. Il en porte toutes les cruautés, toutes les désillusions, toute la dureté. Par son refus des compromissions, sa volonté de ne pas dévier de sa ligne directrice et son originalité non calculée, Rodriguez est un artiste salutaire et indispensable. Et le moins que l’on puisse faire, c’est de se plonger avec délices dans sa musique.

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